- Mais le rôle dans l'expérience Terre, c'était pas vraiment de la biologie, si ?
- C'était surtout des gens compétents et discrets, près à passer leur vie dans l'oubli et le secret. Après le pôle d'activité n'était pas prépondérant. Mais tu te trompes, il y avait pas mal de validation biologique dans l'expérience Terre, nous sommes maintes fois intervenu sur le métabolisme humain pour raccourcir correctement son espérance de vie, et...
- Moralement c'est pas un peu... "dur" de traiter des hommes comme des cobayes, de faire des expériences sur eux, de les modifier, de les laisser mourir dans des conditions atroces ? Comment vous réagissez face aux guerres, aux massacres ?
- C'est eux ou nous.
- Comment ça ?
- L'expérience Terre, d'une part c'est une expérience, et avant d'y venir on en accepte les règles. On sait l'objet et les conditions. Ensuite c'est notre seule façon de réchapper à la morosité de la Congrégation, ou on devient, en quelque sorte, prisonniers d'un paradis artificiel éternel. Pour beaucoup le choix ne se pose pas vraiment. Mais... C'est plus sur nous qu'on pleure, c'est plus de voir quelle cruauté l'homme peut avoir qui nous désespère, c'est plus de se rendre compte jusqu'où peut aller l'homme qui nous oblige à poursuivre, qui nous force à ne pas intervenir, savoir vraiment, quand on ne biaise pas les cartes, jusqu'à quel niveau l'homme peut arriver.
Elle se tait un instant.
- Parfois j'ai espéré, pendant la guerre froide, qu'une troisième guerre mondiale se déclare et qu'on en finisse. Mais j'ai aussi de l'espoir, l'espoir que le bien triomphe, que la raison triomphe... L'expérience Terre ce n'est plus un question de cobayes, et nous n'intervenons plus depuis très longtemps, l'expérience Terre désormais c'est nos vies, c'est nous, c'est de savoir si c'est les bons ou les mauvais côtés de l'homme qui vont triompher... Dans le labo, on ne vit plus que pour ça, on ne vit plus que pour regarder vos vies, vous regarder évoluer, vous regarder profiter de quelque chose que, paradoxalement, nous n'avons plus, la liberté.
- Pourtant, je... Dans la Congrégation c'est plutôt cool la vie ?
- Qu'est-ce que tu en sais ? Tu n'y es resté que quelques sixièmes, c'était nouveau pour toi, tu découvrais, mais après cent, cinq cents, mille ans ? À tourner en rond ? L'homme n'est pas fait pour vivre dans l'aisance, ça le corrompt. Il faut de la difficulté, il faut qu'il se bâte pour avoir l'impression de vivre, l'impression de servir à quelque chose, c'est affreux de n'être rien, de ne rien faire, d'être...
- Je comprends, je pense que tu as raison, si on n'a pas de défi, ou d'espoir de changer les choses, d'avoir quelque chose de mieux, de différent, on doit perdre un peu le goût à la vie. Mais comment ça se passe, alors, pour tous les habitants de la Congrégation, comment ils font pour ne pas péter un câble ?
- Ils sont morts !
- Ils sont morts ? Comment ça ?
Est-ce qu'il y aurait quelque chose de caché ? Est-ce que la Congrégation serait vraiment un truc après la mort, est-ce que les morts de la Terre apparaîtraient dans la Congrégation ? Mon Dieu, se serait...
- Ils sont morts dans le sens où ils ne vivent plus vraiment, ils restent dans leur éternité à attendre que le temps passe... C'est vous qui vivez, c'est vous qui êtes dans la vrai vie, nous nous sommes dans votre paradis, et nous vous regardons avec envie, c'est vous qui avez de la chance, pas nous.
Je reste un instant à méditer sur les paroles de Sarah. Ce n'est sans doute pas aussi extrême. Je ne suis pas sûr qu'à choisir je ne préfère pas la vie dans la Congrégation à ma petite vie, pourtant bien tranquille, que j'avais à Paris. Sarah ne se rend pas forcément compte de la chance qu'ils ont. Pas de travail, pas de maladie, une vie quasi éternelle, et tant de choses à apprendre et à découvrir !
Je mange le reste de mon oiseau-lézard en silence, je ne serais pas contre un peu d'assaisonnement ou un peu de verdure. J'ai bien