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Ce jour-ci et le suivant ne sont guère différents, nous profitons de la vie facile d'ici. Balades, discussions interminables, il y a tant de choses que je voudrais savoir et apprendre. Pour satisfaire ma curiosité bien sûr, comment ne pourrais-je pas être comme un enfant découvrant le monde face à cet univers qui se dévoile sous mes yeux, ces technologies, cette humanité vivant dans une harmonie et un bonheur semble-t-il quasi-parfait, mais pour tenter, aussi et surtout, de comprendre. Comprendre d'où je viens, quels liens nous avons avec tous ces hommes, et pourquoi, pourquoi cette histoire m'est tombée dessus, pourquoi encore et toujours ce bracelet, pourquoi ensuite cette organisation, cette fille qui m'a sauvé, puis le kidnapping avec Erik et Naoma, cette Lune, ma mort, mon assassinat plutôt. Et ce monstre bleu, qui pouvait-il être, que voulait-il, que cherchait-il ? Les mystères ne se sont pas vraiment amoindris depuis mon départ, à peine ai-je l'impression de trouver un élément explicatif que tout s'emmêle à nouveau dans une réalité toujours plus complexe, plus démente, plus folle. Le bracelet, puis les hommes qui me poursuivent, le pentagone, l'armée américaine, l'organisation, l'interrogatoire à Sydney, cette étrange fille, le désert, Melbourne, la lune, Stycchia, et que sais-je encore, peut-être est-ce que je ne me rappelle pas de tout, peut-être ne suis-je qu'un voyageur égaré depuis des siècles... Bah, je préfère me dire que ce sont bien cent trente-cinq jours qui se sont écoulés, rien qu'en ces quatre moi j'en ai fait du chemin, et de là où je suis il se mesure en années-lumière...

Pourtant, même si quelques fois la tristesse ou la fatigue m'ont fait regretter toutes ses aventures, je sais bien que pour rien au monde je ne préférerais ma petite vie morose d'avant, dans ce monde que je croyais tellement décadent que seule une révolution pouvait le sauver. Mais il m'est aujourd'hui presque aussi inconnu que tout le reste, avec l'implication probable de personnes venues d'ici, avec cette histoire nouvelle qui explique peut-être beaucoup de choses. Je tente de décrire tous ces détails de manière la plus précise possible dans le bracelet, pour pouvoir, peut-être un jour, démêler tous ces fils ; chaque détail, chaque insignifiante remarque de l'un ou de l'autre peut être l'indice qui me mettra sur la piste. Sauver des idées n'est pas chose aisée, et dans un premier temps je me servais surtout d'un enregistrement pur de phrases dictées dans ma tête. Mais cette procédure n'est pas très simple, car autant si je les

dis dans la langue de Pénoplée, le bracelet peut-il les transcrire en écriture, que je ne comprends pas, autant si je les exprime en français, elles restent sous forme vocale et leur restitution ou leur consultation n'est pas des plus évidente non plus, même si des fonctions de recherches phonétiques très efficace sont disponibles. Quoi qu'il en soit je rajoute désormais, en plus, des images mentales au récit, cette technique permettant d'accélérer les recherches en situant rapidement à quelle moment se passe la partie associée. Je ne suis pas encore très au point sur toutes les techniques mises à ma disposition, elles sont pourtant pour la plupart complètement naturelles et transparentes, un peu comme quand on recherche dans sa propre mémoire, pensant à des bribes d'un souvenir, et le bracelet fournissant les passages s'en rapprochant.

Cent trente-cinquième jour. J'ai dormi chez Pénoplée, et je me réveille seul, étonné de ne pas la trouver à mes côtés. Me m'indique qu'elle n'a pas très bien dormi et qu'elle s'est levée un peu plus tôt, me demandant de l'appeler quand je serai disposé à prendre mon petit-déjeuner avec elle. Je l'appelle donc, et un quart d'heure plus tard nous sommes attablés autour d'un, sans doute, appétissant petit-déjeuner préparé par Me. Sans doute car j'ai encore un peu de mal à oublier toutes mes références culinaires pour me consacrer à ces petits pains multicolores sans réels rapport avec une quelconque nourriture plus naturelle.

- Tu n'as pas bien dormi m'a dit Me, quelque chose ne vas pas ?

Pénoplée utilise la voix que je n'aime pas, quelque chose la tracasse. Elle s'écrit :

- Décidément on ne peut rien cacher dans cette maison !

Me intervient.

- Je suis désolé, je ne pensais pas que cette information devait rester confidentielle.

- Non ne t'inquiète pas Me, je plaisantais, tu peux nous laisser déjeuner sans te faire de soucis.

Me comprend alors la sommation polie de ne plus nous interrompre. Mais Pénoplée semblait plaisanter à peine.